Ecoutons Louis Marchand, premier valet de chambre de Napoléon, qui revient de Sainte-Hélène, après la mort de Napoléon…
‘Conformément à la volonté de l’Empereur, le 25 juillet 1821, le comte de Montholon nous réunit dans sa cabine et procéda, en notre présence, à l’ouverture des testaments, codicilles et instructions. Nous continuions à faire route par un bon vent, notre traversée avait été longue mais heureuse. Sous le tropique nous avions trouvé du calme, mais à quelques jours de marche, dans le golfe de Biscaye, nous fûmes assaillis par un gros temps qui dura vingt-quatre heures, à la suite duquel nous ne tardâmes pas à voir la côte d’Angleterre ; la première terre fut l’île de Wight, puis nous arrivâmes à Portsmouth et dans la rade de Spithead où nous jetâmes l’ancre le 31 juillet 1821, après soixante-cinq jours d’une pénible traversée, n’ayant plus que deux moutons à bord. Nous avions vu aussi la côte de France ; je ne sentis pas battre mon cœur à sa vue comme il aurait dû le faire, la pensée que nous revenions dans la Patrie seuls, sans l’Empereur, dont le corps était resté entre les mains de ses ennemis, empoisonnait le bonheur que j’aurais dû éprouver. L’officier chargé des dépêches du Gouverneur de Sainte-Hélène débarqua et partit immédiatement pour Londres. Quant à nous, nous dûmes rester à bord ; notre arrivée coïncidait avec une promenade maritime que faisait le roi d’Angleterre monté sur un yacht d’une magnificence telle que l’or y brillait de toutes parts ; de tous côtés, les forts et les vaisseaux, tiraient des salves d’artillerie ; notre modeste Chameau (nom du bâtiment en français) ne s’épargnait pas, le yacht du roi s’approcha de notre côté et toute l’escadre passa à une petite distance de notre bord ; nous vîmes en descendre trois personnes, elles montèrent dans une chaloupe et vinrent à notre bord s’informer de la part du Roi, de la santé de la comtesse Bertrand ; ces personnes causèrent une demi-heure avec le comte Bertrand et le comte de Montholon, puis elles se retirèrent, satisfaites sans doute des détails qu’elles avaient appris sur la mort de l’Empereur et qu’elles rapportèrent à leur souverain. Le troisième jour de notre arrivée, nous débarquâmes à Portsmouth ; la population était curieuse de voir des hommes fidèles au malheur. Un intérêt visible se laissait voir dans cette multitude de monde rassemblé sur le lieu du débarquement ; nous étions tous émus des sentiments d’une population qui n’approuvait pas l’attentat commis par son gouvernement sur la personne de l’empereur Napoléon. Mme la comtesse Bertrand, entourée de ses quatre charmants enfants, était, en particulier, l’objet d’une bienveillante curiosité. Le comte de Montholon, le grand-maréchal et sa famille partirent le lendemain pour Londres, laissant à mes soins de veiller au débarquement de tous les effets que nous rapportions de Sainte-Hélène et de les diriger sur cette ville où nous comptions attendre les ordres du gouvernement français. Toutes les malles furent plombées.
Partout où je me présentais, sur ma simple déclaration que je venais de Sainte-Hélène, on s’empressait de satisfaire à mes demandes, de m’entretenir de la captivité de l’Empereur et on était avide de détails sous toutes les formes ; ce même intérêt se manifesta encore à Londres où j’arrivai le 8 août 1821. Le grand-maréchal et le comte de Montholon s’étaient établis à Leicester Square et je fus les y trouver le lendemain de mon arrivée ; ils m’apprirent les démarches qu’ils avaient faites près de l’ambassade de France au sujet des passeports et le 16 août, ils nous furent délivrés.
Depuis dix jours que j’étais à Londres, j’avais employé mon temps à visiter les établissements les plus curieux et les plus considérables qui méritassent d’être vus dans cette grande capitale et ses environs. Mon amour propre national s’était trouvé blessé de trouver dans les magasins des rues un luxe, que je n’avais remarqué chez nous qu’au Palais-Royal ; mais j’étais resté six ans en arrière des progrès accomplis en France et lorsque j’arrivai à Paris, je constatai que nous n’étions point en arrière de nos voisins ; chez nous aussi, le luxe avait pénétré dans les magasins. Je n’avais donc plus rien à faire à Londres, où le comte Bertrand et le comte de Montholon étaient retenus par leur position politique ; je fus les voir le matin de mon départ 19 août et leur demander leurs commissions ainsi que celles de Mme la comtesse Bertrand. Ils me chargèrent de commissions verbales pour quelques amis et de lettres pour M. Laffitte et le comte de Turenne. Je quittai donc Londres pour me rendre à Douvres et le lendemain j’étais à Calais. Mes malles et mes caisses furent portées à la douane pour y être visitées ; je redoutais cette visite, non que je fusse en contravention avec les lois, mais par crainte que les effets de l’Empereur, qui pour moi étaient des reliques, ne fussent pas traités avec tout le respect qu’ils m’inspiraient. On savait que j’arrivais de Sainte-Hélène et plusieurs employés ou autres attendaient avec impatience l’arrivée du chef qui devait présider à cette visite. Il arriva enfin et me dit d’ouvrir une malle qu’il me désigna, c’était précisément celle contenant les effets d’habillement ; le cercle qui était nombreux se rétrécit aussitôt autour de nous et chacun put voir, dans la malle ouverte, le chapeau de l’Empereur orné de la cocarde tricolore, posé sur un habit des chasseurs de la Garde impériale, où se faisait remarquer la plaque de
la Légion d’honneur : deux employés allaient se mettre en devoir d’investigations, lorsque le chef leur dit : « Ne touchez à rien, fermez. Monsieur, me dit-il, ce sont toutes choses qu’il faut laisser reposer en paix. Vous n’avez rien dans vos autres caisses susceptibles de payer des droits ? Ni ces messieurs ? ajouta-t-il en s’adressant à Saint-Denis, Pierron et Noverraz. » Nous lui répondîmes que non et là se borna la visite que nous eûmes à subir. J’évitai le très grand embarras d’un déballage et je restai touché du respect qu’avait inspiré la vue des effets de l’Empereur. Le soir même je me mis en route et, le 22 août au soir, j’étais à Paris, au milieu d’une famille heureuse de me revoir et moi heureux de pouvoir constater qu’il n’y avait point d’absent.
Le lendemain de mon arrivée, je m’acquittai des commissions qui m’avaient été recommandées : je fus chez M. Laffitte lui faire part de l’arrivée prochaine des comtes Montholon et Bertrand et je lui remis une copie de la lettre de l’Empereur à son adresse ; je fus de sa part, sur la captivité de l’Empereur et sur sa mort, l’objet de pressantes questions, auxquelles je satisfis ; il me fit les offres de sa maison, m’invita à ses soirées et m’engagea à dîner pour le lendemain ; je le remerciai de tant d’obligeance et de bon accueil, en lui disant que mon père et ma mère étaient à leur campagne près d’Auxerre et que je partais pour aller les rejoindre. En sortant de chez lui, je fus chez le comte de Turenne auquel je fis connaître les dispositions faites par l’Empereur, des objets, qu’en 1815, j’avais laissés entre ses mains. Il fut très émotionné de tout ce que je lui dis de la captivité de l’Empereur et de sa mort pleine de résignation. Comme je le quittais: « Mais, me dit-il, il est bruit que l’Empereur vous a fait comte ; je sais de bonne part que le Roi (c’était alors Louis XVIII) est disposé à vous consacrer ce titre si vous le lui demandez. – Monsieur le comte, lui dis-je, je ne crois pas pouvoir demander la consécration d’un titre donné par l’Empereur, au souverain qui, à Sainte-Hélène, avait un commissaire pour veiller à la détention de Sa Majesté. Je suis suffisamment honoré que l’Empereur ait inscrit dans son testament que mes services avaient été pour lui ceux d’un ami. » Je le quittai pour aller voir le général Gourgaud; le 25, j’étais sur la route de Bourgogne et le 26, les bras de mon père et de mon excellente mère s’ouvraient pour me recevoir. Bien des larmes avaient accompagné notre séparation à Rambouillet en 1815 ; elles étaient alors, versées à cause de l’excès de malheur, mais celles répandues sept ans plus tard tenaient du bonheur inspiré de me serrer sur leur cœur.
Il y avait à peine un mois que je goûtais cette bonne vie de famille, non sans penser à notre cher Empereur qui était souvent l’objet de nos conversations, lorsque je reçus une lettre du comte de Montholon qui m’annonçait son arrivée à Paris et m’invitait à m’y rendre, les affaires de la succession exigeant ma présence. J’appris de lui les droits revendiqués par le Dr Burton à la propriété du buste en plâtre qui avait été moulé à Sainte-Hélène, l’affaire se trouvant portée devant les magistrats ; le comte Bertrand et le comte de Montholon intervinrent et déclarèrent que ce plâtre de l’Empereur n’était point la propriété
du Dr Antommarchi, qu’il était destiné à Madame Mère et non à être l’objet d’une spéculation ; les prétentions du Dr Burton tombèrent devant cette déclaration et l’autorisation fut donnée pour qu’il sortît d’Angleterre et arrivât à sa destination. Je sus également que, conformément à nos instructions, une demande avait été adressée au gouvernement anglais pour que la dépouille mortelle de l’Empereur fût ramenée en France, pour reposer comme il l’avait demandé lui-même : sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple français qu’il avait tant aimé. Si le gouvernement français s’y refusait, nous devions demander qu’une tombe lui fût ouverte à Ajaccio près de celle de ses pères. »