« 28 Décembre 1814. L’agent secret que j’ai à Livourne, pour surveiller l’Ile d’Elbe, m’écrit que Bonaparte y continue le même genre de vie, faisant sa principale société de sa mère, de sa sœur et d’une comtesse de Roanne [ou de Rohan] qui paraît être venue avec des prétentions sur son cœur, au risque d’exciter la jalousie de la princesse Borghèse. Mme Bertrand a perdu le fils dont elle était récemment accouchée et en est désespérée, au point de faire craindre pour ses propres jours. Les quatre bricks anglais, dont la station devant Portoferraio avait donné lieu à beaucoup de conjectures, ont disparu et il n’y reste plus qu’une corvette de la même nation, celle sur laquelle est arrivé de Gênes, depuis peu, lord Campbell. La princesse Borghèse caresse beaucoup la garde de Bonaparte et a donné une gratification de 40 sols par homme, le jour d’une revue à laquelle elle avait assisté. Afin d’arrêter les progrès de la désertion qui se manifestent dans cette troupe, on a recours à mille fables et on lui promet, sous peu, un meilleur sort, mais sans rien spécifier sur la nature de ce prétendu changement. Le roman du mariage de Marie-Louise avec le roi de Prusse a, d’abord, vivement tourmenté Bonaparte; il en parut si furieux que sa mère seule osa l’approcher pendant un jour entier. Mais, le lendemain, il reçut de Vienne des lettres qui le. Rassurèrent et il fit mettre Je démenti de cette nouvelle à l’ordre du jour de sa Garde. Il débarque, dans l’Ile, beaucoup moins d’étrangers qu’auparavant ; mais, en échange on y fait une grande importation de fables absurdes sur ce qui se passe en France. La dernière nouvelle apportée, par exemple, à Portoferraio, était que la Normandie venait de se soulever, que des troupes avaient été envoyées contre les rebelles, qu’elles avaient passé de leur côté et que la France entière redemandait Bonaparte. »
(Georges Firmin-Didot, « Royauté ou Empire. La France en 1814. D’après les rapports inédits du comte Anglès », Maison Didot, Firmin-Didot et Cie, Éditeurs, 1897, pp.189-190).
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Complément.
Cette « comtesse de Roanne » ou de Rohan est cette dame de Rohan-Mignac mentionnée par André Pons de l’Hérault dans ses « Souvenirs » qui débarqua à l’île d’Elbe, accompagné de son fils âgé d’une d’environ douze ans et venant de Malte. On souligne sa vulgarité et ajoute que « la demeure était vite devenue le rendez-vous des oisivetés civiles et militaires ». Cette curieuse femme, dont on ignore véritablement le but en débarquant à Portoferraio, rencontra notamment l’Empereur, Madame Mère et Pauline Bonaparte. Elle ne fit que séjourner à l’île d’Elbe qu’elle finit par quitter. Voir mon édition du témoignage de Pons (Les Éditeurs Libres, 2005, pp.229-232).
Rappel sur l’auteur de ces rapports diffusés sur « L’Estafette » depuis plusieurs mois :
En 1799, le comte Jules Anglès (1778-1828) entre à l’École Polytechnique. En 1806, on le retrouve comme auditeur au Conseil d’État, puis intendant en Silésie, la même année. En 1809, il est en Autriche et devient maître des requêtes au Conseil d’État, chargé du 3ème arrondissement de la Police générale englobant les départements italiens. Au début de la première Restauration, Anglès est nommé par Louis XVIII « Commissaire du gouvernement provisoire à la police générale de la police du Royaume par intérim », dépendant du comte Beugnot, ministre de l’Intérieur. En décembre 1814, Anglès prend définitivement la Direction de la Police du Royaume, par suite de la nomination de Beugnot comme ministre de la Marine. Durant les Cent-Jours, il suit Louis XVIII à Gand, en Belgique et ne revit à paris qu’après Waterloo ; en septembre 1815 il devient préfet de police de Paris (jusqu’en décembre 1821). Ses rapports viennent compléter les Bulletins que le comte Beugnot adresse quotidiennement à Louis XVIII.
Le comte Jules ANGLES